Mildred Moukenga dans son roman commence par une présentation des membres de la famille du personnage principal Enky. Elle, qui n’a pas connu son père, mais qui a eu un beau-père aussi valable que son défunt papa, se sent également heureuse auprès de sa mère. C’est une famille reconstituée qui vit dans le bonheur et dans l’espoir. Enky voit son beau-père comme un parfait sculpteur de la vie parce que, « tout ce qu’il touche se transforme en or ». Mais c’est un bonheur qui sera précaire parce la nostalgie ne va pas tarder de s’installer à suite au décès de son beau père. La tristesse et la mélancolie l’envahissent. Ici c’est surtout la douleur de sa maman qui perd un deuxième mari qui plonge Enky dans une profonde anxiété, puisque le deuil de son beau-père est « devenu un procès. » Tout cela à cause du petit frère de son défunt mari qui « s’est autoproclamé héritier.” Sa famille va vivre des moments de rejets angoissants. Nous tombons ici dans la tragédie africaine où les frères d’un défunt sont sans état d’âmes vis-à-vis des proches personnes touchées par le douleur.
Dans les deuils, les veuves sont brimées jusqu’à la moelle épinière. Mais un malheur n’arrive jamais seul, Enky va connaître dans les mêmes circonstances une déception amoureuse. Elle est atteinte dans sa chair, douloureusement à un moment où elle attend un soutien. C’est sa meilleure amie qui la poignarde dans son dos. Une facette de notre vie en société qui montre que ceux qui te trahissent ne sont jamais loin de toi ; la trahison d’une amie ou d’un ami proche dépasse la mort. Arrêtons nous d’abord là pour affirmer que le roman de Mildred Moukenga est un roman à une voix. On le remarque par une écriture limpide, sobre, efficace. La narration est imparable, d’un souffle romanesque nourri par la culture de son milieu de vie. Dès la première plaquette, l’auteure situe le lecteur, dans un univers animé ; elle offre sa sympathie, « je m’appelle » en même temps qu’elle se révèle, « toute ma vie », puis elle fait un parallèle, mon père inconnu et mon beau-père connu.
Elle unit deux êtres opposés, mais qu’elle fait entrer dans la même maison. L’expression convoque l’espace-temps : le temps passé inconnu, c’est-à-dire les souvenirs de son père qu’elle n’a pas connu, puis le temps connu, celui du beau-père présent. Elle unit deux pères en un seul dans le même amour. Un passage hautement métaphysique. Pour l’expliquer, elle utilise un langage nu, dépouillé de tout artifice, familier, économe, comme une sentence, mais sans oublier toute fois le lyrisme romantique, « j ai surtout aimé Loley » avec « Niozy nos destins se sont croisés », mais tout cela était trop beau pour être vrai, puisque ce qui devait arriver, arriva. Nous l’avons vu dans le chapitre trahison. Mais comme dit Shakespeare, avant de mourir, vivez. Enky prend un nouveau départ, elle cherche une voix salutaire, celui du travail, car seul le travail a de la valeur et comme dit voltaire « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin », c’est une femme qui a une haute idée du devoir « je suis très professionnelle, toutes les missions qui me sont confiées, sont exécutées de façon minutieuse.» Sa seule présence dans une entreprise fait rayonner celle-ci.
Une image est intéressante ici, son illumination fulgurante, c’est un secret qu’elle a en elle. Ce statut fait qu’elle devienne une personne ravageuse à cause de « la pression du monde. » Ce qui frappe une nouvelle fois, c’est la simplicité de ton, même dans la douleur enfouie en elle, au lieu de s’apitoyer, Mildred associe le monde dans l’instant présent, afin que celui-ci soit fécond. D’ailleurs après deux mois « son travail porte déjà ses fruits ». Elle est restée intransigeante face à son ex. qui l’a trahie. Le texte est très brillant, par sa densité vigoureuse, par son style, par la verve féroce. Parlant de Loley, il n’est pas sans rappeler Camus dans son livre la chute, souvenons nous après la mort de camus, Sartre tout en professant son admiration pour la chute avait promis que lui aussi règlerait un jour ses comptes avec lui-même. Ici Enky les règle avec elle-même en se relevant ; elle se fait son propre modèle ; c’est à cet instant que le personnage littéraire éclate de vie, malgré la nausée causée par les trahisons.
C’est contre ce genre de mur de Sartre qu’Enky se dresse pour se surpasser. Le roman de Mildred a suscité la réaction de plusieurs critiques littéraires ; nous avons conscience que connaître des critiques est une réussite littéraire, car on doit constamment quelque chose à l’œuvre critiquée ; c’est un exercice intellectuel promotionnel, mais aussi l’élargissement ou le développement de l’arbre de partie. La lecture est fondamentale à cet effet, celui qui lit sans tenir compte de la portée littéraire d’un texte, ne sera jamais objectif et rationnel. La vocation du critique est d’essayer d’interpréter. Parviendra-t-il toujours ? Chaque livre a le lecteur qu’il mérite. Le critique lit avec sa tête, mais c’est avec son cœur qu’il résume, et le cœur a ses raisons. On n’est pas en état de connaître à fond une œuvre romantique parce que le romancier est un être des astres ; c’est un homme des préjugés, il est dans son monde et nous sommes dans un monde qui est étroit pour le romancier. Enky à la fin, semble retrouver l’espérance dans les églises avec son pasteur « qui ressemble à un pratiquant d’art martial. »
Je crois aux femmes fortes. Je crois en la femme qui est capable de se relever et d’avancer après des pesanteurs de la vie. Je suis d’avis que la femme peut affronter la vie sans être pitoyable. Mildred le montre : « je peux avoir la prestance d’un Beyoncé … » Elle peut faire face au monde avec la tête haute et porter l’univers dans son cœur « devant le miroir, je réalise que je suis magnifique… » Si les commentaires d’un roman sont nombreux et variés, ceux issus de ce livre s’accorderont sur un point : les cris des idées qui naissent à chaque ligne. Sans même aborder en profondeur, on retrouvera les maux qui minent notre société contemporaine : haine, jalousie, cynisme, médisance, croyance aveugle.
Les difficultés de la vie de l’auteure, ont suscité en elle un lyrisme qui sort des sentiers battus. Enky interpelle notre existence au quotidien, modelant la douleur à travers un prisme qui marque notre conscience pour que s’aiguise chaque jour un fer de lance. C’est donc cela le ton de ce livre qui est un vrai bal où le style danse allègrement. Le lecteur avisé demandera un second livre pour combler ses attentes qui peuvent être nombreuses. L’ouvrage en soi, prend une allure d’un recueil de nouvelles. Est-ce que ce n’est pas là le véritable genre littéraire qui sied à Mildred Moukanga ? Dans ce cas, si elle est nouvelliste, la mission doit se poursuivre. En vers ou en prose, en philosophie comme en critique, on éprouvera le désir de relire Enky. Dans chaque chapitre, on peut conclure qu’il n’y a pas d’écrit qui ne bouleverse l’âme humaine. Car le romancier ne le fait pas pour le seul honneur du style.
Le romancier ou la romancière est une personne qui fouille dans les profondeurs et dans le passé et dans ce contexte, Mildred est une historienne de l’instant. J’invite tous ceux qui ont l’amour des belles lettres à découvrir les pages qui décèlent le don authentique de Mildred Moukenga ou pour mieux dire, de plonger dans ce paysage qu’elle décrit si merveilleusement. A dire vrai, l’œuvre de Mildred m’a fait relire Tribaliques d’Henri Lopes, c’est un homme de lettre respecté au Congo comme Tchicaya Um Tam’Si. On se demande si elle n’est pas en train de faire une belle relève. J’invoque ces deux noms parce qu’il y a chez ces deux auteurs une présentation simple, simplifiée même de l’écriture semblable à Moukenga. Tout compte fait, elle se situe sur le chemin, ou si vous préférez, elle est au carrefour. Ces œuvres sont porteuses, c’est-à-dire qu’elle passera un jour comme pédagogue du bonheur d’une cité et plus tard d’une nation. Je félicite tous ceux qui, de près ou de loin, ont pris part à la gestation et à la promotion de cette véritable fête de l’esprit, et je me sens épanoui d’avoir lu un beau roman.